J’ai fondé mon entreprise en 1986. J’avais un diplôme, pas d’argent, mais une volonté claire : exercer cette profession encadrée, utile, et y faire ma place. À l’époque, l’économie tournait déjà en boucle — on parlait de crise, puis de reprise, puis à nouveau de crise. Rien de nouveau ; mais moi, je commençais.
Ma famille et mes amis savaient que j’étais gay. Ce n’était pas un secret. Mais je ne me suis jamais défini uniquement à travers cette réalité. Et surtout, je n’en parlais pas dans le cadre professionnel. Pas par honte, mais parce que dans les années 80 et 90, être gay était immédiatement associé au Sida, à la haine, à la peur, à l’exclusion. On se faisait refuser des logements, des emplois. On était contrôlé et/ou harcelé par la police sans raison. On se faisait insulter, agresser, parfois frapper. Ce climat m’a appris à me protéger.
À l’école ou pendant mes stages, je ne cachais rien, mais je ne disais rien non plus. Je voulais qu’on me juge sur mon savoir, mes connaissances, mon travail, ma rigueur, pas sur mon orientation sexuelle. Je croyais, naïvement peut-être, que cela suffirait à tracer un chemin. Mais la réalité était plus complexe. Chaque jour, je devais redoubler d’efforts pour prouver que je méritais ma place, que je pouvais exceller malgré les préjugés.
Il m’est arrivé que des clients ou des collègues me posent la question, souvent avec curiosité, parfois avec bienveillance et parfois avec malice. Je leur disais la vérité, la plupart du temps. Il m’est arrivé de refuser de répondre dans des circonstances bien particulières — par exemple, quand je sentais que la personne cherchait autre chose, voulait avoir de l’emprise sur moi. Et je pressentais qu’elle pourrait utiliser cette information pour m’obliger à faire quelques choses que je n’aurais jamais accepté de faire.
J’ai réussi à développer une entreprise solide, une bonne équipe, une clientèle variée et fidèle. J’ai tenu bon. Je suis fier que cette entreprise ait 40 années de croissance, 40 années de progrès et d’innovation. Mais cette réussite n’a pas été facile. J’ai dû travailler deux fois plus dur pour compenser les préjugés, pour prouver que je méritais ma place. Chaque succès était une victoire contre les stéréotypes, chaque avancée une preuve de ma légitimité. Ces victoires étaient d'autant plus douces qu'elles étaient durement gagnées, et chaque pas en avant me rappelait que je méritais ma place.
Mais aujourd’hui, avec le recul, je vois plus clairement ce que je n’avais pas voulu voir. Je réalise que cette « tolérance » n’était souvent que superficielle. Je me rends compte que j’ai souvent été tenu à distance. Pas de manière ouverte ou agressive, mais de façon subtile, presque invisible : certains projets m’échappaient sans que je sache pourquoi, des décisions se prenaient sans moi, des conversations s’interrompaient ou changeaient de ton quand j’entrais dans la pièce. Il y avait une retenue diffuse, comme une gêne muette qui s’installait sans jamais se dire. Une impression persistante d’être perçu comme « à part ». Comme si une barrière invisible se dressait entre les autres et moi.
Je vais tenter d’expliquer pourquoi je pense cela.
Dix ans après avoir fondé mon entreprise, j’ai voulu m’engager dans les institutions de ma profession. Participer. Transmettre. Partager. M’investir. Mais à chaque fois que je rejoignais un groupe, il finissait par se dissoudre. Les gens partaient, sans explication. Et je me retrouvais seul. J’ai interrogé mes attitudes, mes mots, mon comportement. Rien ne justifiait ces départs. J’en suis venu à penser que c’était ma simple présence — ou ce qu’elle représentait — qui dérangeait. Peut-être étais-je, sans le vouloir, le prétexte qui leur permettait de s'éloigner, de ne plus s'engager.
Puis, j’ai finalement intégré plusieurs groupes dans lesquels j’ai trouvé une vraie place. Écoute, respect, travail commun. Mais à la fin de ma carrière, j’ai senti que mon départ arrangeait tout le monde. Et ce silence, cette absence de retour, ce non-manque assumé, m’a profondément déçu.
Avec mes salariés, j’ai aussi vécu des moments difficiles. Certains ont fouillé, enquêté, posé des questions, trouvé des informations — et s’en sont servis. Ces trahisons étaient douloureuses, car elles venaient de ceux en qui j'avais placé ma confiance. Un employé pensait que, parce que nous étions tous deux gays, je lui devais une forme de traitement de faveur. Un autre, par peur de son propre coming-out, a préféré faire le mien. Des salarié·es ont utilisé les réseaux sociaux pour me dénigrer, laissant entendre que j’étais un patron difficile avec les femmes, mais complaisant avec les hommes. Tout cela était faux — et profondément injuste. Ces situations m'ont profondément blessé, car elles exploitaient une partie de moi que je considérais comme personnelle et intime.
Je n’ai jamais vu mes employés ou mes clients sous l’angle du genre ou de l’orientation. J’ai toujours jugé sur le travail, la confiance, l’engagement. Et c’est précisément ce qui rendait ces accusations d’autant plus injustes. Un autre employé, avec qui j’étais proche professionnellement, a fini par me trahir. Il a exploité cette part de moi qu’il savait vulnérable. Ce sont des blessures discrètes, sans traces apparentes. Mais elles s’accumulent, lentement, profondément.
J’ai fini par transmettre mon entreprise, comme je l’avais toujours envisagé. Mais ce passage, que j’aurais voulu fluide et serein, s’est révélé plus difficile que prévu. Ce qui devait être une transition naturelle s’est transformée en rapport de force, marqué par une défiance que je n’avais pas anticipée. Avec le recul, je ne peux m’empêcher de penser que mon âge, et certainement aussi ma sexualité, ont joué un rôle. Non pas ouvertement, mais en filigrane, comme un sous-texte que personne ne nomme, mais qui pèse sur les échanges. Je n’en ai jamais connu la vraie raison. Mais j’ai senti qu’une nouvelle frontière s’était dressée, sans explication.
Mais j’ai compris que tout cela en disait plus sur qui ils sont que sur qui je suis. Moi, j’ai tenu bon. J’ai fait de cette différence une force. Même si elle m’a coûté cher.
Aujourd’hui, je regarde les époques que j’ai traversées — des années 80 à aujourd’hui, les discours ont changé ; les lois ont évolué. Mais le fond reste, par endroits, le même. Il y aura toujours des gens prêts à utiliser ce qu’ils perçoivent comme une faiblesse pour vous diminuer, pour prendre l’avantage, pour vous faire sentir que vous n’êtes pas « tout à fait comme les autres ». Pourtant, malgré les apparences de progrès, je sens que nos droits reculent. Les discours de haine se banalisent, les acquis sont remis en question, l’empathie disparaît lentement et la tolérance semble parfois n’être qu’une façade. Mais cela ne doit pas nous décourager. Au contraire, cela doit nous motiver à continuer à nous battre, à être des modèles pour nous-mêmes et pour les autres.
Je n’ai pas eu de modèle à suivre. Alors j’ai dû en devenir un, pour moi-même. Et si mon parcours peut inspirer ne serait-ce qu’une personne à tenir bon, à croire en elle et à se battre pour ses rêves malgré les obstacles, alors j’aurais accompli quelque chose de vraiment significatif. Car c’est en partageant nos histoires, en montrant notre force et notre résilience, que nous pouvons vraiment faire la différence.
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